Le quartier de la "Quarantaine" au Nord de Beyrouth, se situe sur un promontoire surplombant le port. C'est là que les voyageurs venant de l'étranger, suspectés d'avoir contracté une maladie devaient observer une période d'isolement. Autrement dit, un lieu où les voyageurs étaient mis en quarantaine à leur arrivée.
En 1922, les arméniens de Cilicie, province du sud de la Turquie, victimes des campagnes de déportation perpétrées sous l'empire ottoman, sont venus s'y installer.
Nous occupions alors à Beyrouth, un appartement situé Place Debbas, au troisième étage d’un immeuble jouxtant l’Eglise St-Elie.
Le 7 Mai 1934, à 4 heures du matin, ma sœur Rosette nous réveille en toute hâte, nous, les trois garçons.
Maman lui ayant conseillé de nous habiller, mes deux frères et moi, avec nos costumes neufs, confectionnés pour la fête de Pâques.
Elle nous annonce qu’il y a un très grand incendie non loin de la maison.
Nous nous sommes retrouvés sur la terrasse de l’immeuble, avec tous les voisins venus assister à l'incendie d'une ampleur inouïe. La terrasse dominait le lieu du sinistre, aucun obstacle ne nous empêchait de suivre ce spectacle unique.
Quelques minutes plus tard, nous nous réunissons tous au salon.
Papa, Lily et Rosette sont là silencieux , tous aussi bien habillés en attendant maman.
Celle-ci nous annonce qu’elle même et papa ont décidé une chose très importante, et elle nous demande de faire attention à ce qu’elle va nous conseiller.
"Vous avez remarqué l’incendie. Nous sommes obligés de nous éloigner, de peur d’être atteints par le feu, et peut-être de ne plus pouvoir revenir.
Il est fort possible que le feu arrive chez nous, et que nous devions quitter définitivement notre appartement.
Quand tout sera éteint nous reviendrons, avec l’aide de Dieu.
J’ai pris tous les papiers importants ainsi que les bijoux. voici vos passeports. Gardez-les dans la poche intérieure de votre veste avec de l’argent, au cas où vous en auriez besoin.
Il ne faut pas que vous ayez peur. Nous ne sommes pas expulsés de notre appartement comme à Adana. Nous prenons cette décision en toute conscience. Nous ne serons pas poursuivis par l’armée Ottomane.
Restons toujours unis, ne nous séparons jamais, jamais.
Il y a beaucoup de personnes dont les maisons sont proches du foyer de l'incendie et qui sont en fuite, n’écoutez personne, restons unis.
Si nous nous perdons, que chacun se dirige vers le patriarcat Arménien d’Achrafieh.
Nous nous y retrouverons tous. Une fois arrivés au patriarcat, ne le quittez plus. Personne ne vous oblige à prendre la fuite, c’est une décision prise par papa et moi. N’ayez pas peur, personne ne vous fera du mal.
Je souhaite de tout cœur que nous puissions bientôt revenir chez nous.
"Sandro, voici le double des clefs de l’appartement, cache les avec le passeport.
N’oubliez pas les enfants, nous allons rester unis, ayez le sourire. On va tous s’embrasser et descendre les escaliers.
Sandro, tu es le responsable, tiens bien les mains de tes deux frères, Sérop et Paul, et ne les lâche jamais."
Les pompiers sont parvenus à éteindre l'incendie à temps. Maman a été d’une volonté et d'une lucidité incroyables, ayant elle-même vécu un pareil drame qu'elle n'avait jamais oublié, en 1915.
Pour rejoindre le patriarcat Arménien Catholique à Achrafieh, nous devions passer au large de la quarantaine ravagée par les flammes.
J’avais 13 ans à l'époque, et je garde en mémoire jusqu’à ce jour, ces scènes incroyables de la quarantaine en feu.
J'assistais à la débandade des enfants, des femmes et des vieillards, (ceux-ci reconnaissables à leur démarche), des personnes essayant d’emporter des paquets, des outils etc..., ainsi que tout ce qu’ils pouvaient sauver de cet énorme incendie
Ce qui m'a le plus étonné, était de voir ces mères portant leur bébé, pleurant et criant "AIDEZ NOUS"…ces femmes qui traînaient d'énormes paquets ficelés tant bien que mal et contenant leurs habits
L'une d'elles serrait contre elle une grosse machine à coudre ( Singer ), des hommes couraient brandissant leurs outils, des scies de toutes les tailles, d’autres avaient des rabots, ou encore des brosses de peintre avec des boîtes de toutes les couleurs C'était un spectacle surréaliste! Nous nous serions crus dans un film de Cecil B DeMille. Inouï.
Quel sang froid chez ce peuple arménien qui voulait sauver ses outils de travail en pensant à l'avenir.
A la suite de cet incendie, tout le camp de la quarantaine où vivaient les réfugiés arméniens sera complètement détruit.
64 personnes trouvèrent la mort dans cet incendie dont l’origine n’a jamais été tirée au clair.
Tous les habitants de la "Quarantaine" ont été installés dans un camp d’accueil nommé: "Bourj Hammoud", point de ralliement de tous les arméniens, et qui s'est créé à la suite de cet incendie.
Maman gardait ancrée dans sa mémoire, sa fuite d’Adana en 1915, lorsque toute la ville avait été en proie aux flammes, et que les soldats ottomans massacraient les retardataires ( en général les vieillards )
La prévoyance de maman en cette circonstance! Elle nous avait demandé de mettre nos plus beaux habits au cas où nous n'aurions pas pu revenir à la maison pour les récupérer...
Étant gosses nous ignorions que maman attendait la naissance de mon frère Jean-Pierre prévue quelques mois plus tard.
C’est le 4 septembre 1934, que Jean-Pierre est venu au monde, augmentant ainsi le nombre de garçons à quatre.
Nous étions heureux, surtout mes deux sœurs.
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