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54. A Beyrouth, en 1930

J'avais sept ans, lorsqu'un samedi, maman m’a demandé de l’accompagner faire les courses au marché.

Elle m’a emmené avec elle pour une raison bien simple: Elle voulait qu’à son retour, la maison soit restée telle qu’elle l’avait quittée le matin. 

En me prenant avec elle, elle évitait les disputes entre frères et sœurs, et les oreillers n'auraient pas bougé de leur place.


J’ai demandé à emmener mon petit chien Fox, mais maman s’y est opposé.


Nous avons pris le tramway qui passait juste devant la maison, maman me tenait très fort la main.

Ce qui me plaisait dans le tram, qui roulait lentement, c’était de voir des gens sérieux assis, face à face, qui riaient et discutaient. 

J’aimais aussi le joyeux tintement cristallin de la sonnette, comme une clochette, avisant les piétons de se pousser pour laisser la chaussée libre.


Il y avait un air de fête. Nous enjambons les rails et arrivons au grand marché.

J’étais étonné de voir autant de monde. Un portefaix accompagnait chaque client,  portant sur son dos un grand panier en osier.

A cette époque, le marché s'étalait sur une superficie énorme. 

Les supermarchés n’existaient pas.


Arrivés sur place, la première opération a été de négocier avec un portefaix. La discussion du prix était un cérémonial bien rodé, un must incontournable.


Ce portefaix devait nous suivre durant toute la durée de nos achats. 

D’abord il fallait discuter le prix du trajet, du marché à la maison. 

Les discussions portaient sur 2 ou 3 piastres, incroyable.


Avec les commerçants, c’était la même chose. Quand le prix convenait à maman, 

il nous donnait des sacs en papier.


Je me rappelle de tous les étals de fruits (de toutes sorts), et des légumes inconnus que je voyais pour la première fois.

Maman me montrait les figues de Barbarie, les pamplemousses, les potirons, les noix de coco, etc...


Après chaque achat, Maman me donnait le sac en papier kraft plein, pour que je le mette dans le panier du portefaix, qui se penchait à ce moment-là pour me faciliter la tâche.

J’étais très fier, j’aidais maman. 

On ne vendait pas de poissons, à cause du manque d’électricité.

Parfois, j’entendais des poissonniers crier à haute voix sous nos fenêtres:

"POISSONS FRAIS, POISSONS QUI EN VEUT?" 

Maman n'osait pas en acheter, elle n’avait pas confiance quant à la fraîcheur de ces crustacés. Pourtant, les voisines, confiantes, demandaient au vendeur de nettoyer à même le trottoir, les poissons qu'elles avaient choisi.


Nous devinions, à midi, rien qu’à l’odeur qui nous parvenait par nos fenêtres ouvertes, le menu des repas des voisins.


Une fois la viande achetée, nous revenions à la maison. Nous montions les trois étages à pied.

Nous n’avions pas d’ascenseur, j’entendais le portefaix souffler tant la montée était dure, ou alors faisait-il semblant de gémir, le malin, pour nous rappeler de lui donner un petit cadeau en plus à l’arrivée.


C’était la grande fête, toute la marchandise étalée sur la table, en présence de toute la petite famille réunie. On goûtait aux différents fruits…c’était le bonheur.


Un autre jour, nous nous rendons de nouveau au marché. A un moment, je remarque que je ne tiens plus la main de maman. Je l'avais perdue . J’ai commencé à avoir peur et je me suis mis à pleurer.


De son côté, Maman a remarqué aussi que je ne tenais plus sa main. Affolée, elle parcourt le marché de long en large en demandant si quelqu’un avait remarqué un garçon seul ,vêtu d'un pull rouge etc….


Pour maman, c’était la PANIQUE. Effrayée, en pleurs, elle me cherche partout en faisant le chemin parcouru en sens inverse. Aucune trace de moi. Le portefaix n’arrivait plus à nous suivre avec son panier plein à ras bords.


Elle trouve un policier et lui explique la disparition de son fils. Elle lui décrit en détail la couleur de ses vêtements, sa taille etc... Rien, aucun résultat

Personne n’avait remarqué un gosse avec un pull rouge…


Elle s’adresse au commissariat, Rien, PANIQUÉE, elle rentre à la maison, fatiguée, désespérée. Impossible de contacter ni papa, ni les amis , ni les voisins. Il n’y avait aucun moyen de prévenir quelqu’un. Le téléphone et le cellulaire n’existaient pas.


Ce jour-là, mes frères et sœurs étaient à l’école. Maman, toute SEULE à la maison.

Elle ne savait plus à quel saint se vouer, quand elle remarque Fox, le chien noir, qui s’approche d’elle, en aboyant, et en bougeant la queue. 

Elle a un déclic, et se dit: pourquoi ne pas essayer avec Fox? 

C’était sa dernière cartouche.


Avec Fox, elle retourne au marché, mais sans grande conviction.


Sur place, Maman le lâche et le suit. Après quelques minutes de recherches, Fox s’arrête en bougeant la queue devant une boulangerie.

J'étais assis sur un siège, à l’intérieur. Elle me voit, court vers moi, et nous tombons dans les bras l'un de l'autre. Nous pleurons de joie.


Fox m’avait retrouvé.


Quel bonheur pour maman, elle pleurait de joie, heureuse, elle aurait bien voulu partager cette mésaventure avec sa famille!


Elle se souvient alors du portefaix qu'elle avait abandonné au marché, ainsi que de tous les achats effectués le matin même.

Très fatiguée, elle laisse tomber le marché. Elle n’avait plus le courage d'y retourner et de recommencer les achats. Elle avait retrouvé son fils, c’était le plus important, elle a souhaité rentrer au plus tôt à la maison, et se reposer.


En arrivant au troisième étage, nous voyons le portefaix assis sur la dernière marche des escaliers qui nous attendait patiemment avec son panier plein à ras bord.. Maman se souvient de lui, il était déjà venu une fois.

A midi, à table, avec papa et les enfants, c’était la grande joie familiale, heureuse d’avoir retrouvé ce petit galopin de Sérop, qui n’avait pas fini de leur jouer des petits tours.


C'est incroyable de voir à quel point je me remémore toute cette aventure dans les moindres détails….


Lorsque mon fils Alain avait 5 ans, c’était le grand amour entre lui et moi . Il voulait toujours m’imiter. Il voulait devenir pilote comme moi. Il se promenait à la maison avec ma casquette… Il poussait très loin ce mimétisme, à tel point qu’il a voulu comme son papa, un jour, se perdre, après avoir écouté maman raconter l'épisode de son papa perdu au marché aux légumes, et comment il avait été retrouvé grâce à son chien, Fox. 


En été 1960, la petite famille est en villégiature à Aley, à 25 kilomètres de Beyrouth, à 800 mètres d’altitude. Ce jour-là, je suis en vol. 

Evelyne est seule avec Alain 5 ans et Laurent 4 ans, et elle a envie de se rendre chez Alice, une grande amie se trouvant à Bhamdoun. 


Elle habille Alain et Laurent avec le même costume, qu’elle a elle-même cousu. On aurait cru voir des jumeaux.


Bhamdoun, situé à 15 Km d' Aley, est un village très huppé, apprécié par les  touristes venus de tous les pays arabes: Le Koweit, Abu Dhabi, l'Arabie Saoudite etc...



Arrivés à destination, Evelyne gare sa Volskwagen, et, tenant chaque enfant par la main, elle essaie de se frayer un chemin parmi les innombrables touristes, sur l'étroit trottoir.

Tout à coup, Evelyne réalise qu’elle ne tient plus Alain. Elle est PANIQUEE ( ce mot me rappelle quelque chose, dans le marché aux légumes ? ) 

Elle commence à demander aux touristes, s'ils n’ont pas vu son Alain, son fils vêtu comme son frère, presque des jumeaux.


Les touristes la regardent et ne comprennent rien. 


Un monsieur s’approche d’Evelyne, et lui dit qu’il a remarqué chez un coiffeur, un petit gosse ayant la même tenue que Laurent. 

Evelyne saute de joie, et, en compagnie de cet inconnu, elle et Laurent, se dirigent vers le salon de coiffure où, le coiffeur très prévoyant a placé Alain près de la porte, afin qu’il soit bien remarqué de ses parents partis à sa recherche.



Vouloir toujours imiter son papa, n’est-il pas recommandé?

Mercredi prochain… Les tramways à Beyrouth

Comments

  1. Je me souviens très bien de ce portefaix qui suivait ma grand mère avec son grand panier en osier sur le dos. Et aussi de tous les bruits du marché.
    Merci pour ces belles photos souvenir. J’aime beaucoup celle au ski (vous nous
    donniez des oranges coupées en quatre à chaque arrivée de piste) et celle presque prémonitoire de Laurent qui téléphone et Alain derrière lui qui rigole. Je me souviens que Laurent n’aimait pas beaucoup le téléphone 😀

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  2. Et une mention spéciale à Mammy tellement chic avec sa belle robe et ses lunettes de soleil 😎

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