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26. Je me souviens… Fort Lamy (Tchad)

Une après-midi de 1953, je rencontre un père Jésuite qui, ayant appris mon départ pour Fort Lamy, m’apprend qu'il existait une Mission de Jésuites dans cette ville. Je l'ignorais.

Air Liban m'avait missionné pour assurer une permanence de quarante cinq jours à Fort Lamy. J'ai aussitôt pensé aux jésuites installés là-bas, et j’ai pensé leur emmener en cadeau des fruits venant du Liban.

Le lendemain, à mon arrivée, je me rends à la mission en taxi avec les deux caisses de fruits. Cette mission était composée de trois pères jésuites.

Il est impossible de vous décrire la scène à laquelle j’ai assisté.

Quand je leur remets les deux caisses de fruits, l’un d’eux en retire religieusement une orange avec un infini respect. Il sort de sa poche un petit canif, coupe le fruit en quatre, et le goûte. Il ferme les yeux, et des gouttes de jus d'orange dégoulinent de sa bouche. Il est dans un autre monde.

Il veut me remercier, les yeux fermés, en levant son pouce droit, pour me signifier à quel point il est heureux.

J’en ai eu les larmes aux yeux. Quelle scène! J'en suis tout ému. 

La Mission était devenue pour moi, un lieu où j’étais reçu amicalement. Les pensionnaires vivaient dans des conditions très rudimentaires. Un semblant de bureau pour le responsable, et dans les chambres, un lit, une petite table, et des livres partout.

Le plus étonnant, est qu'ils avaient toujours le sourire. Ils étaient très heureux dans cet environnement de sable et de palmiers. Ils dormaient à même le sol; ça me faisait mal au cœur de les voir ainsi.

Un jour, je remarque sur le bureau du principal, un appareil photo "ZEISS IKON". Il s'agit là d'une marque haut de gamme... Je fais remarquer que l’appareil était trop à la vue de tout le monde,  et qu'il attirait ainsi l’attention dans cet environnement inhospitalier.

"Je suis journaliste, et en temps que responsable de la revue Missi, me répond le père, je suis chargé d’envoyer des photos parfaitement réussies, donnant une idée exacte au monde entier, des conditions de vie des indigènes." 

L’un d’eux m’a raconté, qu’une nuit, durant le dîner, il voulait aller aux toilettes qui se trouvaient à plus de 50 mètres de la mission. Quand il a essayé de pousser la porte, il a senti une présence. De retour à table et cinq minutes plus tard, il y est retourné sans succès. C'était toujours occupé.

En revenant à la mission, il a réalisé que tous les prêtres étaient présents. Il y avait donc un inconnu. Les trois pères se lèvent et veulent constater par eux-mêmes qui est l’intrus. Impossible d’ouvrir la porte: il y avait un gros singe coincé à l’intérieur.

J'ai invité  plusieurs fois les pères à dîner dans un petit restaurant libanais. Ils aimaient bien le chawarma.

Devant l’assistance, c’était pour moi l’occasion de réaliser la vie difficile de ces missionnaires qui avaient quitté leur pays, leur famille, leurs amis…

Ce qui m'a le plus étonné, c'est qu'ils plaisantaient, et étaient heureux. Ce lieu était hors du monde.

Une semaine plus tard, le dimanche, ce même prêtre qui s’appelait Margot, m’invite à l'accompagner dans sa pirogue, sur le fleuve Tchad, pour rejoindre un village situé à une demi-heure de la mission, où il devait célébrer une messe pour les habitants.

L’autel était dressé sous une tente à même le sable. L'assistance très pieuse, répondait à toutes les prières, et chantait tous les cantiques 

J’assistais à cette messe, ému de voir ces curés d’une intelligence hors normes, (l’un étant astrophysicien, et l’autre, avec le livre de St. Thomas)… Pour la plus grande gloire de Dieu.

Quelques mois plus tard, j’ai appris que le père Margot avait été assassiné.

Personne n’en parle… c’est un choix, on obéit.

Mais je n’arrive pas à oublier.

Je me souviens de la chasse…

J’avais fait la connaissance du représentant des voitures de la firme Renault à Fort Lamy, (l'actuelle N'Djamena ), au Tchad.

Ils formaient un couple très sympathique: Jean-Pierre et sa femme G, avec leur petite fille, S.

Une après-midi, vers 18 heures, Jean-Pierre m’invite à l'accompagner à la chasse aux antilopes. Une fois  à bord de sa jeep, je remarque un gros fusil posé par terre, derrière le siège du chauffeur.

A l'arrière, était assis, un jeune Tchadien, Ali. (Il est indispensable dans ces régions, d'être accompagné d'un autochtone lorsqu'on sort de la ville). Il n'y a plus aucun panneau de signalisation dès qu'on s'éloigne de 30 km .

Aucun touriste blanc ne s'aventurait à l'extérieur de la ville, sans être accompagné par un autochtone.

Les animaux sauvages vivent à plus de 50 km de la ville.

J’étais très impressionné par ces forêts composées de petits arbres, dans ce désert. Sous les faisceaux des phares, on pouvait voir les animaux qui fuyaient, effrayés.

L’heure était bien avancée quand Jean-Pierre remarque juste à quelques mètres devant lui, des yeux qui brillaient. C'était un groupe de quatre antilopes. Elles étaient figées, apeurées, et elles nous fixaient.

-"Mr. Delifer, à vous l’honneur" Il me tend le gros fusil.

De ma vie entière, je n’avais tenu un révolver ni un fusil. J’étais angoissé. J’allais tuer un animal, innocent, qui ne m’avait fait aucun mal.

J’ai hésité. Jean-Pierre me dit de viser au hasard, n’importe lequel, "il est à toi". Je lève le fusil, je vise, je tire L’une d’elles tombe en me regardant dans les yeux ( c’est affreux cette vision d’une antilope qui vous regarde dans les yeux au moment de mourir)

Les trois autres antilopes prennent la fuite.

Le jeune Ali examine l'animal blessé et me dit :

-"T’as tué la femelle, la maman des 2 petits "

-"Comment as-tu deviné?"

-"C’est très facile, Monsieur. C’était une famille de quatre antilopes. Le mâle a pris les deux petits sous sa garde, et la femelle s'est sacrifiée en s’exposant au tir"

Mince. De quoi être dégoûté à vie, de la chasse. Ali revient et confirme que c’est bien de la femelle qu'il il s'agit.

-"Or, dit-il, la loi interdit d’abattre les femelles".

Jean-Pierre acquiesce.

Alors que fait-on? Nous décidons de la laisser sur place, de ne pas y toucher, et de rentrer chez nous.

Ce fut une expérience désastreuse. Je n’ai pas pu fermer l’œil de la nuit.

Je me souviens aussi ...

...qu’un jour, d'un jeune Français venant de Paris, plein d'arrogance, et se prenant pour quelqu’un de très important. Il se croyait supérieur aux autochtones qu’il a traités de "nègres", dès le premier instant.

Trois jours plus tard, muni d'un fusil de chasse de gros calibre et de munitions, il part chasser les grands animaux: (lions, éléphants et autres..)Il refusa catégoriquement d'être accompagné .

"Je n’ai besoin, de personne" disait-il.

Des amis lui avaient pourtant recommandé très fortement d’être accompagné d’un autochtone habitué à de telles chasses.. 

Rien à faire, il n’avait confiance en personne

Il quitta l’hôtel sur sa jeep, avec tout son attirail.

Deux jours plus tard, il n’était toujours pas revenu. Tout le monde à Fort-Lamy était inquiet. Les autorités qui avaient été informées, ont commencé les recherches, aidées par les soldats d’un régiment stationné au Tchad. Un hélicoptère appelé en renfort survolait la région. En vain.

C’est un autochtone, Hussein, qui l’a finalement retrouvé, étendu, se protégeant du soleil avec la tête cachée par un gros caillou. Il était inanimé, et un petit filet d'air sortait de sa bouche.

Hussein réalise immédiatement qu’il n’est pas mort. 

Aussitôt il commence à humecter ses lèvres avec très peu d'eau. 

Lorsqu'il ouvre les yeux, il remarque que c'est un Tchadien qui lui verse les gouttes. Il se met à l’engueuler en prétextant qu’il voulait le tuer.

"Donne moi à boire" lui dit-il

Clément continue son geste imperturbablement, augmente les gouttes progressivement, qui sont ensuite suivies de quantités d'eau normales.

Le médecin arrive et voyant Hussein le félicite en disant qu'il avait très bien agi, et que c’était le seul moyen de lui sauver la vie.

C'était ce même Hussein qui avait été désigné deux jours plus tôt pour l’accompagner à la chasse. 

Il a été décoré devant tous ses camarades. Quant au jeune homme venu de Paris, il est rentré chez lui sans piper mot.

Mercredi prochain: Les cèdres de Kammouah

Comments

  1. Bonjour Sérop,

    Je n'avais pas remarqué l'incohérence des dates (25. La Croisière Extrême Orientale), cela ne m'a donc pas empêcher d'apprécier ton histoire !

    Bonne journée à bientôt (au Liban) j'espère,

    Ines Kasparian

    ReplyDelete
  2. Moi non plus ! Bravo tonton Serop je suis très admirative 😘

    ReplyDelete
    Replies
    1. Oui. Une telle constance force l'admiration.

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  3. Toutes mes félicitations Sérop. Je ne m'attendais pas à ce que tu aies tant d'aventures dans ta vie.Bravo

    ReplyDelete

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