Le 10 janvier 1952, lors mon premier vol pour le Koweït, la première chose qui attira mon attention fut de constater que chacun des membres de l'équipage était muni d'une petite glacière. Quand je les interrogeais sur son utilité, ils me répondirent que c'était : "pour les poissons".
Le Koweït n’étant pas encore équipé en électricité, il n'était pas prévu de glacières municipales afin de permettre aux poissonniers de stocker leurs poissons invendus.
Par conséquent, le cheikh du Koweït avait exigé que tous les poissons invendus au lever du soleil soient rejetés à la mer, sous peine d’amende.
La compagnie Air Liban, ayant l’intention de changer les horaires de ses vols, les équipages lui demandèrent expressément de maintenir l’horaire actuel, de peur de voir leurs achats de poissons compromis. La compagnie n'en tint pas compte, et nos repas de poisson diminuèrent donc.
Deux jours plus tard, alors que je faisais partie du vol pour le Koweït, je me munis de ma petite glacière. Avant le lever du soleil, je participais à la grande course vers la plage. Il fallait faire vite, le temps était compté. Je fis le plein de poissons triés sur le volet et recouvris le tout de glaçons. Nous nous dirigions ensuite vers l’avion (c’était devenu la routine). Je volais deux fois par semaine vers le Koweït. La comédie de la course vers la plage prit fin six mois plus tard avec l’installation de frigos électriques géants dans le pays.
Nous arrivions sur la (soi-disant) piste de décollage. A l’aéroport, les passagers attendaient leur tour pour passer devant Arsène Mouradian, seul agent d'Air Liban habilité à maintenir l’ordre et seul responsable des passagers et des valises sur la compagnie.
Avant d'embarquer dans le DC 3, tout devait être pesé. Il n’y avait alors pas d'agent de sécurité ni de douane.
On se serait cru à un jour de fête. Des parents, des amis étaient venus accompagner leurs proches au départ. Je remarquais quelqu’un, avec sa cigarette à la bouche, essayant d'allumer son briquet sous l’aile de l’avion. La chaleur avait commencé, le seul endroit ombragé était sous les ailes. Pure inconscience.
C’était la foire. Il fallait ménager les passagers, les parents et amis venus dire au revoir, et tous étaient très susceptibles.
Des passagers koweitiens, habitués aux chameaux, prenaient l’avion pour la première fois et posaient des questions saugrenues sur le vol, inquiets de savoir si l’avion bougeait en l’air, s’il donnait envie de vomir etc…Y avait-t-il un médecin à bord… ?
Avant le départ d’un avion, il est de règle d’établir le "Manifeste des Passagers", pièce importante et obligatoire dans toutes les compagnies aériennes, indiquant le nom de tous les passagers. Une copie était à remettre à la direction de l’aéroport de départ, d'arrivée, et une autre, à la sûreté et à la douane.
Arsène était assis sur une caisse de pommes légèrement inclinée, à cause du sable sur lequel elle était posée. Devant lui, une autre caisse verticale faisait office de table. Dessus, trônait une petite dactylo portable, l'aïeule du clavier de l’ordinateur.
Arsène n’étant pas habitué à se servir de la dactylo, il devait souvent avoir recours à la gomme pour effacer et taper de nouveau le mot incomplet.
Près de lui, un autre comparse tenait un parasol pour le protéger du soleil, et je l'ai entendu lui chuchoter de lui réserver une bonne place dans l'avion.
Sur place, la balance automatique n’existait pas, la pesée se faisait grâce à l’instinct de Hussein, un autochtone, qui évaluait le poids de chaque personne, rien qu'en l’observant, et le poids des valises uniquement en la soulevant de la main droite. Il dictait alors au jugé, à Arsène, le poids de chaque passager ainsi que le poids de ses valises.
Normalement, avant chaque départ, il incombait au navigateur de vérifier les vents de la route jusqu'au terminus afin d’établir le plan de vol, l'itinéraire à suivre et de choisir la route idéale en conséquence. Pour mon plan de vol du retour, je repris les données qui m'avaient servi au départ de Beyrouth.
Aucune route n'était prévue (ce qui ne sera pas le cas plus tard, lorsque l’avion aura l'obligation de suivre les couloirs aériens établis par les autorités de l’Aviation Civile Internationale). Le navigateur devait juger de la route la plus favorable, en fonction des vents rencontrés au départ.
Je ne réalisais pas alors que j’étais en train d'assister à la naissance de la plus grande entreprise mondiale jamais imaginée, L’AVIATION INTERNATIONALE. J’étais là à regarder inconscient ces quelques passagers sur le sable brûlant, s’agitant sous les ailes d’un avion, petit coucou, précurseur des gros avions. Je ne pensais pas que quelques années plus tard, le monde entier serait couvert par les vols internationaux et que la mer perdrait sa suprématie des transports rapides. La vitesse primait sur tout. Je me rappelais de ces aviateurs intrépides des débuts, mais absolument fantastiques, du transport aérien, ceux de l'aéropostale.
Je me remémorais aussi des anciens enragés, comme Jean Mermoz et tous ceux comme lui, amoureux de l’aviation, qui ont créé ces avions.
Le rêve des Sehnaoui, des Karam, et autres libanais, précurseurs, et créateurs de la CGTL, COMPAGNIE GENERALE DES TRANSPORTS LIBANAIS en 1950, devenue plus tard, AIR LIBAN, allait se réaliser, en créant un pont aérien entre les libanais de la mère patrie, à ceux du Brésil, ainsi que de l‘Afrique.
Je n’avais pas de caméra pour filmer ces scènes inimaginables, mais je suis heureux maintenant, d’avoir vécu ces moments magiques, et de pouvoir les raconter à mes enfants et amis.
Oui. Comme le dit Violaine, nous avons vécu des temps magiques.
ReplyDeleteGardons les bien en mémoire car ils nous aident dans ces moments difficiles.
Mercredi avant que l'aube ne pointe me voici au marché du poissons à Koweit en train de remplir la glacière pour vite grimper sur le tapis volant et helas me réveiller au jour d'aujourd'hui!
ReplyDeleteSerop ! La magie du conte de tes mille et une aventures opère des miracles d'evasions !
Tu nous remontes le temps et nous ressaissons ce moment fugitif où la pêche était miraculeuse !
A trois heures du matin je ne ressasse plus le tragique ďe notre vécu mais je me pose la grande question : quelle sera ton prochain récit ?? Vivement mercredi!