De Jezzine à Ehden, 24 Août – 14 Septembre 1948
Un jour j’apprends par hasard, que des jeunes gens, avaient réussi à parcourir le Liban, du sud au nord à pied, à plus de 1,500 mètres d'altitude. Cela était donc réalisable. Pourquoi ne pas essayer? J’en parle alors à deux amis, Karnik et Alexandre. Ils sont enchantés et notre décision est rapidement prise. Nous nous lançons à l'aventure, sans aucune préparation, ni étude de terrain, ni carnet de bord, ni carte touristique, ni adresse, ni appareil photo, rien de tout cela, à part 2 petites tentes, notre bonne humeur, et l’amour du Liban. Etait-ce une folie?
Cette grande aventure durera 21 jours, sur les sentiers de chèvre libanais.
Le 24 Août 1948, à 6 heures du matin, sac au dos, nous quittons Beyrouth en taxi.
Arrivés à Jezzine, nous demandons conseil aux villageois pour qu'ils nous indiquent le meilleur itinéraire pour rejoindre Aley. ( d’ailleurs cette méthode sera appliquée durant toutes nos marches, pour la plus grande joie des habitants, qui nous accompagnaient jusqu’à la sortie du village). Nous prenons, note et nous voilà partis en direction d’Aley.
Nous commençons par Bkassine, suivi de Besri, Beit Eddine, Mazraat Chouf puis Aley. Je ne sais plus combien de jours il nous a fallu pour arriver à Aley, ni le nombre de villages traversés. Je suis impardonnable. car je n'ai même pas pris de photos. Je reconnais que nous avons décidé trop vite de nous lancer dans cette Aventure. On dit : " un fou traverse un pont plusieurs fois sans penser au danger, alors qu’un sage aura réfléchi plusieurs jours. "
Ces paysans de la montagne, nous ont montré leur affection. Nous réalisions à quel point ils étaient sincères dans leur façon de nous recevoir. Ils avaient des cœurs purs. Pas étonnant: pour eux, la télé n’existait pas, ni les cinémas. Ne parlons pas de cellulaire. Ils nous ont invité chez eux, sans même nous connaître. C’étaient des gens, sans méchanceté. Ils nous écoutaient parler. ( c’est curieux, aujourd’hui, on ne vous écoute plus )
A Aley, nous n’oublierons jamais l’accueil des Kasparian, et surtout de ma fiancée, Evelyne. Nous en avons profité pour prendre un bon bain. Nous en avions bien besoin car nous étions crasseux . Les repas préparés par Evelyne étaient délicieux. Gardera-t-elle cette habitude, une fois mariée. ?
Je l'espérais de tout cœur.
Après une journée de repos, bien mérité, et une bonne nuit de sommeil, nous reprenons la route vers, Monte Verde, Broummana, Bickfaya, Mayrouba, puis Laklouk. Avec des vallées, des dénivelés parfois très escarpés
Nous marchions en général de 5 à 7 heures par jour. Nous nous arrêtions quand nous nous sentions très fatigués. Si le village nous plaisait, nous y passions la nuit. Nous n'étions tenus à aucune obligation. C’était la vraie aventure, la belle vie en somme. Nous tenions surtout à accomplir notre défi: Atteindre Ehden, le 14 septembre.
Nous ne nous plaignions jamais. La bonne entente régnait. Nous étions heureux. Nous maintenions une discipline, et une certaine cadence dans nos marches. Nous nous arrêtions souvent à l'entrée des villages où coulait l’eau de la fontaine, et nous goûtions à son eau pure. Quelle joie! nous la faisions couler sur notre cou, et nous avions la sensation d’une femme qui nous caressait
A l’entrée de tous ces petits villages,nous étions reçus par les cris joyeux des gosses venus nous saluer. Après avoir bavardé, avec les paysans nous leur demandions comme toujours, de nous indiquer la meilleure façon d’atteindre le village suivant. Ils étaient fiers de faire l’éloge de leur sentier, de leur forêt. Ils nous accompagnaient jusqu’à la sortie du village, pour nous donner leurs dernières recommandations.
«Maa salam, ya chabab, Allah maa kom . ( Que le salut soit avec vous, ô jeunes, et que Dieu vous protège.)
Nous commettions, une grosse bêtise, lorsque nous demandions, l’adresse d’un magasin d’alimentation. Les villageois se croyaient obligés de nous inviter. D’ailleurs, il n'y avait aucun magasin digne de ce nom. Les denrées usuelles, (olives, tomates, œufs, pain… )nous les trouvions dans les maisons. Très cool, car c’était l’occasion de parler avec les vieilles femmes, heureuses de nous offrir le café.
Les dimanches, nous essayions d’arriver à l’heure de la messe dans ces villages, pour participer aux cantiques. Deux fois, avec Karnik et Alexandre nous avons chanté en français. Immanquablement, nous étions invités à prendre le café traditionnel, et à partager avec insistance leur kebbé du dimanche midi.
Nous traversons Mayrouba, Amaz, Lassa, la route est droite jusqu’à Akoura où nous passons la nuit, chez des villageois, qui nous interdisent de dresser nos tentes.
Le lendemain, après un bon petit déjeuner, vers 10 heures, nous décidons d’attaquer Laklouk.
C'est un autre monde, complètement irréel. D'ailleurs, je me demande en écrivant ces lignes, si ces journées passées étaient bien réelles.
Il n'y avait aucune route pour atteindre Laklouk. Juste un sentier difficile escarpé, lorsque nous remarquons des cantonniers en train de construire la nouvelle route pour Laklouk.
Nous arrivons à al Arab Laklouk après avoir parcouru plus de 7 heures de montée depuis Akoura.
Il est 17 heures Fourbus de fatigue, nous choisissons notre coin, (devenu plus tard un parking.)
Karnik et Alexandre, commencent à dresser les 2 tentes. Moi, accroupi, je commence à chauffer de l’eau sur le camping gaz, pour prendre notre five o’clock tea.
Nous voyons alors arriver un homme moustachu en chapeau brun et sherwal, ( un pantalon bouffant ) un gros bâton à la main qui nous ordonne de lever le camp séance tenante
En bons gentlemen, nous obéissons.
Nos tentes repliées, mises dans le sac, adieu tea, l’eau chaude, versée dans la nature, le paysan s’adresse à nous très calmement. Nous sommes étonnés de sa gentillesse.
Ya chabab, ( Jeunes gens,) vous êtes des jeunes gens de bonne famille, bien élevés. Je suis le moukhtar de ce village( maire ), mon nom est Tanios. Le terrain sur lequel vous êtes m’appartient. Je n'admets pas que vous dormiez à même le sol. Non."
"Ma maison est là tout près, je vous invite chez moi. Venez me raconter votre histoire."
Arrivés chez lui, il regrette que sa femme soit absente. et qu’il soit seul, aujourd’hui Elle est à Zouk pour faire des achats car elle prépare la saison d’hiver. Nous allons nous débrouiller avec ce qu’il y a, entre hommes.
Nous laissons à Alexandre ( futur avocat ) le soin de raconter toutes nos péripéties.
Tanios est très heureux de partager son dîner avec nous. Assis à même le sol, autour d’une table basse, il nous annonce le menu .
Un peu de labné, ( lait caillé, )des olives noires et vertes, du banadoura baladi ( tomates de la montagne ) des oignons blancs et du pain markouk frais, cuit le matin même. Il prend un oignon, l'épluche, le pose sur la table, et le cogne d’un coup sec. avec sa grosse main. Il nous en offre le cœur. Quel délice! Nous avions faim, nous dévorons comme des ogres.
Le dîner, fut un repas de rêve. Succulent, savoureux.
Nous étions heureux, avec Tanios. il nous soignait comme un grand-père,.
Je pensais à cette situation impossible, pourquoi tant de respect. Demain, nous allions, peut-être, faire face à une surprise désagréable. J’étais un peu méfiant, devant tant d’empressement, tant de bonté.
Après le dîner, nous étions épuisés. Tanios a alors installé trois matelas par terre, avec des draps et des couvertures propres. Il nous a souhaité bonne nuit à 22 heures. Quelques minutes plus tard, nous étions, dans les bras de Morphée.
A 5 heures, du matin, Tanios nous réveille, avec un grand bol de café. Il avait déjà préparé le petit déjeuner. Il a offert à chacun de nous un œuf, directement de son poulailler, en nous apprenant comment le gober tout cru Il suffisait de faire des petits trous des deux côtés, et d'aspirer, par l’un des trous. "C’est très bon pour la santé nous dit-il. Du lait de sa vache, du foie, et des manakishs ( de la pâte à pizza garnie de zaatar, du thym de la montagne libanaise), Quel délice! Il faut y goûter pour pouvoir l'apprécier.
J’ai prié Alexandre d’utiliser toute sa maîtrise d’avocat, pour le remercier de notre part. Nous ne savions quoi dire, nous étions au paradis. Dehors les oiseaux se saluaient à grands cris et participaient à notre bonheur.
Pendant que nous dormions, il nous avait préparé des sandwichs, en nous conseillant de nous arrêter à midi à Dimane, de déjeuner et de nous reposer.
En quittant, Laklouk maintenant, vous arriverez au couvent du Patriarche à 10 heures .Là, vous devrez traverser le grand jardin. Vous vous arrêterez sous le 1er cèdre, ya chabab ( les jeunes ) prenez votre déjeuner, reposez vous. A 15 heures, reprenez la marche, et vous dormirez à Hasroun. En arrivant au village, à votre gauche vous trouverez, une grande cour des pères lazaristes, Je vous conseille de passer la nuit sous les pins.
Avant de le quitter, j’essaye, de lui remettre quelque chose, en guise de remerciements. Quand il me voit faire le geste, il est offusqué. Il me dit Dakhlek, "Mon ami, quand tu dors chez ton frère, penses tu lui payer ? Walaw." ( expression de surprise )Il refuse catégoriquement, et nous souhaite BON VOYAGE. Revenez quand vous en avez envie, cette maison est la vôtre. Incroyable.
J’ai regretté d’avoir eu des pensées injustes, envers cet homme, plein de qualités. Je n’arrivais pas à me pardonner, je me sentais coupable d’avoir pensé que nous allions connaître une mésaventure.
Deux jours plus tard, le 14 septembre au soir, nous arrivons enfin à Ehden, après avoir parcouru plus de 150 km. pendant 21 jours. Fatigués mais heureux.
Le village est illuminé. C’est la fête de la Croix, et aussi la fête du village. Chose curieuse, il y avait plusieurs portraits du Général de Gaulle un peu partout dans le village.
Le lendemain, un taxi nous ramène chez nous, à Beyrouth. Heureux de retrouver nos parents qui sont impatients d'entendre le récit de nos aventures. Le plus curieux, c'est qu'ils n’ont jamais été inquiets. Papa me dit:" votre randonnée était planifiée pour 21 jours. Nous étions sûrs que vous reviendriez. Le pays est tellement sûr."
Auraient-ils eu la même réaction aujourd’hui? J’en doute.
Nous étions heureux d’avoir parcouru presque 150 kilomètres en 21 jours, grâce aux conseils des villageois. Heureux d’avoir fait la connaissance de ces braves libanais ( du vieux Liban ) pour leur accueil et leur hospitalité. Je n’avais absolument pas fait de programme. C’était l’aventure. Nous l’avons réussie.
Je souhaitais beaucoup connaître ce Liban là. Pas de voitures, pas de cinéma, pas de journaux, pas de
Télé, pas de routes. Ce Libanais est absolument différent du Beyrouthin. C’est lui qui nous a aidé à parcourir le Liban, et à l’aimer. Nous mangions du vrai pain, chez le boulanger, nous buvions l’eau de la source, elle avait un autre goût que l'eau en bouteilles plastique de Sassine.
En passant dans un de ces village, les villageois étaient tristes, un jeune garçon venait de mourir. Il était tombé d’un arbre. Nous nous sommes arrêtés pour partager leur douleur, et présenter nos condoléances aux parents et à tous les villageois.
Je garderai, un très bon souvenir de mes deux amis, Karnik et Alexandre. Ils ont été d’une correction parfaite. C’est grâce à cette camaraderie que nous avons parcouru ces 150 km. Nous avons vécu une aventure inoubliable.
Six mois plus tard, j'ai planifié avec Karnik et Alexandre, de nous rendre un dimanche, à Laklouk, pour revoir, Tanios, ce moukhtar, si hospitalier et si généreux, et le remercier de son accueil.
Une bouteille de cognac sous le bras, un taxi à notre disposition, nous arrivons à Laklouk, qui nous rappelle tellement de souvenirs Sa femme était là. Elle était au courant de notre passage. Tanios nous a beaucoup remercié, avec des larmes aux yeux, en disant « Quand je vous ai vus en train de dresser vos tentes pour passer la nuit, j'ai pensé à mes deux garçons qui sont au Venezuela".
Quand j'y repense, je ne pourrai plus refaire cette folie merveilleuse avec mes deux amis, rappelés à Dieu.
Le parking où le moukhtar Tanios ne nous a pas laissé dresser nos tentes, est actuellement le point de rendez-vous avec Robert et Choghig( frère et belle-sœur d’Evelyne), qui viennent nous emmener dans leur 4 X 4 pour aller dans leur villa. Notre petite voiture est incapable d’affronter la route très caillouteuse, pour arriver chez Robert et Choghig, (un petit paradis sur terre.)
Je me souviens aussi de l’ambassadeur d’Italie qui skiait avec nous en hiver et qui participait parfois à nos marches. La veille de son départ définitif du Liban, à la fin de son mandat, j’étais invité à sa cérémonie d' adieu dans la grande salle de l’Unesco à Beyrouth. Nous étions plus de 2,000 amis et proches.
En terminant son discours d’adieu, la voix chargée d'émotion, il a dit:
"Si vous venez à Rome, vous serez les BIENVENUS chez nous : BEYTI BEYTAK* Je vous demanderai seulement de me ramener du zaatar, de la montagne libanaise.
Il y a quelques années j’ai entendu, qu’une société américaine (LMT Lebanese Mountain Trail) avait dressé un parcours de 200 Kms, du Nord au Sud, avec des nuitées, préparées d’avance, moyennant finances.
Avons nous été les précurseurs ? sans nous en rendre compte.
Mais nous, Karnik, Alexandre et moi, c‘était gratuit, plein de mystère, d’inconnus…
*Beyti Beytak, signifie : MA MAISON EST LA TIENNE
C’est avec plaisir et émotion que je savoure la lecture de cette belle expérience d’autant que Lucien et moi avions décidé de randonner sur les chemins libanais lors d’un séjour au Liban. Evelyne et toi vous nous aviez accueillis dans votre groupe de marcheurs et tu nous avais trouvé un guide pour découvrir les paysages libanais. Malheureusement le sort en a décidé autrement puisque je me suis cassé la cheville dès les premiers jours. Je me souviens de cette famille qui nous a offert le café sur le bord de la route alors que nous attendions le retour des marcheurs moi avec mes béquilles et quelques autres anciens marcheurs qui t’accompagnaient . Je pense que accueil, générosité et bienveillance sont des qualités bien ancrées dans le cœur des libanais. Encore merci Serop pour ce partage.
ReplyDeleteDominique
Chère Dominique. Oui c’était une expérience bien malheureuse en effet et on imagine aisément ta frustration.
DeleteCe café au bord de la route restera malgré tout un souvenir marquant de cet accident.
Je me souviens aussi d’une marche où un ami marcheur est carrément entré dans une maison pour demander à aller au petit coin, et en passant par la cuisine, il a soulevé le couvercle de la marmite qui mijotait sur le feu. En respirant les bonnes effluves qui s’en dégageaient, il a eu envie d’y goûter. Pas de problème. Le voilà aussitôt invité par la maîtresse de maison devant une assiette bien remplie, dégustant ce « kebbé labanyeh » digne d’un chef étoilé.
P. S. Je crois que cet ami marcheur de reconnaîtra.
MAGNIFIQUE !
ReplyDeleteCher Serop, j'ai la gorge nouée, les yeux en larmes, le cœur gros ... de te lire....
Quelle belle histoire ! aucun article ou reportage (de l'Orient le Jour ou autre magazine) ne pourrait décrire aussi bien le Liban d'antan, notre Liban, le vrai... je ne veux pas croire qu'il soit perdu.
Continue de nous émerveiller de tes aventures rocambolesques, comme à chacune de nos randonnées, lorsque nous sommes réunis autour de toi au moment du pique-nique. Tu nous donnes courage et raffermis notre foi en ce pays béni des dieux.
Merci encore.
Cette traversée du Liban qua tu as effectuée avec deux amis, ce contact que tu as eu avec ces montagnards qui sont d’une hospitalité merveilleuse, spontanée et si sincère,
ReplyDeleteTout cela m’a rappelé ma propre adolescence, les périples que je faisais sac au dos avec deux ou trois amis à la découverte de cette belle montagne libanaise et surtout de ces villageois qui nous recevaient chez eux si simplement si chaleureusement.
Ton histoire m’a fait revivre cette époque que i’ai connue avec cette joie de vivre simple et pure. Tout cela m’a bien ému
Je t’en remercie de tout coeur.